lundi 30 août 2010

Extrait : Barbarie ordinaire

[…]
L'été parisien fait de nous des rats de laboratoire. Condamnés à tester la résistance aux hautes chaleurs de l'organisme humain. L'accueil est un vestiaire d'après match de football. Les demandeurs gouttent sur les claviers des ordinateurs qui montrent de sérieux signes de faiblesse. Les semelles de la file d'attente fondent sur le carrelage orange. La baie vitrée transpire une mince couche graisseuse légèrement jaune. Et une persistante odeur de pied envahit mes narines à chaque inspiration.
Rien ne change. Le dernier jour de la semaine est comme les autres. D'une violente banalité. Enracinée derrière mon pupitre d'accueil, j'agonise doucement de peur et d'ennui. L'homme qui se tient face à moi agite avec agacement son avertissement avant radiation sous mon nez. Je consulte son dossier. L'ordinateur pousse un long râle de souffrance. Le ventilateur est au bord de l'apoplexie. L'homme ne s'est pas présenté à son dernier rendez-vous. Son dossier n'est qu'un long catalogue d'absences, d'avertissements, de radiations et de rattrapages de dernières minutes. Il me regarde comme s'il venait de tomber de la dernière pluie. Comme s'il ne comprenait rien à l'objet de ce courrier. Qu'il a pourtant déjà reçu une bonne vingtaine de fois. Je lui donne la procédure. Et, las de son air scandalisé, achève ma petite récitation sur un « vous avez l'habitude » qu'il saisit au vol. Il plante ses deux poings sur la tablette de contreplaqué de mon comptoir. Et rive ses deux pupilles noires de fureur dans les miennes pour me demander ce que je sous-entends. C'est pourtant clair, je sous-entends qu'il est un habitué des absences, qu'il connaît très bien la procédure et que je ne suis pas dupe de son attitude offusquée. Mais, je sais qu'il est déjà trop tard. Quoique je dise maintenant, il est inévitable que cet homme se mette en colère. Il n'a pas l'intention de rédiger la moindre lettre d'explication. Il se fiche de connaître les raisons de ce courrier. Il est venu faire du grabuge.

Je respire une dernière fois.
L'odeur de pied est toujours là.

Et, c'est comme dans un cauchemar. L'image ralenti. Le son disparaît. Sa main se referme sur mon poignet. Lentement. Par saccades. Il se penche sur moi. Les traits de son visages se brouillent. Je ne discerne plus que ses deux pupilles noires. Luisantes comme l'acier. Ma main est toute froide entre ses doigts. Sa voix est rauque et profonde. Granitique. Inébranlable. Elle résonne lourdement au fond de ma poitrine. « Tu vas bouger ton cul et aller chercher le directeur où je te casse ta gueule de salope ». Je ne bouge pas. Il libère mon bras. Je ne baisse pas les yeux. Je le fixe en rassemblant mes affaires. Mon téléphone. Mes cigarettes. Je ne réponds rien. J'abandonne mon pupitre. Passe tout près de lui. Fends la file d'attente. Contourne la photocopieuse. Les tables. La maman avec la poussette. Tout est flou. Les panneaux d'affichage. Les rangés de documentation. Tout est loin. La cuisine. Les larmes coulent sur mes joues. Tout est noir. Je ne sais pas combien de temps je suis restée, debout devant la fenêtre de la salle de repos, figée dans un long sanglot muet, avant que Cécilia ne vienne se chercher un café.
Elle m'écoute quelques minutes. Me colle une tasse chaude entre les mains. Réuni mon badge, mes cigarettes et son briquet dans ma poche. Me conduit à la porte de derrière et file s'occuper de l'homme de l'accueil. Le soleil ne se gène pas pour brûler mes paupières douloureuses. Je profite, inerte, du calme poussiéreux de la grande route avant de retourner à mon poste. Où, comme une coquille vide, je déroule des partitions de conversations mécaniques. Me perdant dans les gestes répétitifs et les sourires factices. Incapable d'accorder le moindre intérêt à Julie qui nous fait une longue présentation des nouveautés de l'intranet pendant la réunion. Je ne parle à personne de l'altercation de la matinée. Je connais déjà leur réaction désolée et impuissante. 
Le lendemain matin, mon médecin garde la bouche grande ouverte pendant que je lui raconte mes mésaventures professionnelles. Il me prescrit une semaine d'arrêt et des antidépresseurs. Je respire à nouveau. L'odeur de pied a disparu.
[...]

2 commentaires:

  1. Bonsoir,
    Je suis agent du Pôle Emploi depuis 16 ans, et ce que je viens de lire sur ton blog me donne envie de lire la suite. J'aime beaucoup le style de ces extraits , et également le fait que tu ne te sois pas limitée au factuel, mais que tu y exprimes tes émotions face à des expériences, qui sont sans doute peu "lisibles" pour qui n'a pas vécu ne serait-ce qu'une journée dans un pôle emploi.
    Je suis toujours très interessée par ce qui peut traverser la tête d'un collègue dans des moments comme ceux que tu décris, parce que nous avons tous fait plus ou moins ces expériences. Je t'écris ces quelques lignes, parce que j'ai reconnu dans ton propos ma sidération quand je suis rentrée à l'agence en 1994, c'était dans le nord est Parisien, j'avais 24 ans. Le contexte était un peu différent, en terme de politique publique, mais la misère de beaucoup de nos demandeurs, était bel et bien là. Cette misère globalement silencieuse, qui vient de temps en temps exploser dans nos locaux. La mauvaise foi de certains, la détresse des autres, la pression et tout cela des deux côtés du guichet.
    Je vais donc lire ton livre, parce que j'aime beaucoup écouté les impressions des collègues qui viennent d'arriver, parce que cela me permet de me souvenir de mon propre étonnement à mon entrée, et que me souvenir de cela, me permet de ne pas perdre de vue que ce n'est pas parce que des situations sont quotidiennes, qu'elles sont pour autant normales.
    Je dois dire que j'ai adoré la façon dont tu as répondu à Marc Landré, dont je trouve les propos sur le monde du travail, globalement déplacés.
    J'espère que tu vas mieux et qu'écrire ce livre t'a apporté ce que tu en attendais.
    Je t'écrirai quand je l'aurai lu, à bientôt donc.

    RépondreSupprimer
  2. Bonsoir,
    Je vais acheter ton livre, car j'ai très envie de lire la suite. Agent Pôle Emploi également, j'ai reconnu quelques situations dans tes extraits. Et puis tu écris très bien, tu décris parfaitement tes sentiments. Les gens n'ont aucune idée de ce que les agents vivent au quotidien, ne se rendent pas forcément compte de la souffrance que ressent un conseiller ou un agent du PAG face à la situation dans laquelle se trouvent les DE (vocabulaire pôle emploi), que les moyens pour travailler correctement sont absents et que ceux qui "paient" les pots cassés se sont justement les personnes que nous devons aider, conseiller dans leurs recherches.
    Je reviendrai te dire ce que j'ai pensé du livre dans son entier lorsque je l'aurai terminé.
    Claudine.

    RépondreSupprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.