lundi 30 août 2010

Extrait : Télé-candidature et Transsibérien

[…]
Il y a cependant quelques comètes imprévues et magnifiques, et l’une d’elles se tient juste devant moi. Un homme, la cinquantaine, pull-over rouge pétard et jeans délavé me demande poliment, avec un petit sourire discret, s'il me serait possible de lui donner du papier, car, m'explique-t-il dans un chuchotement respectueux, l'imprimante de l'ordinateur qu'il utilise dans la Zone de Libre Accès en manque. Je réalise que j'ai affaire à un véritable gentleman. La plupart des usagers rencontrant cette complication se contentent de s'agiter sur leur chaise en me hélant grossièrement de l'autre bout de la pièce. C'est la première fois que je vois un demandeur faire patiemment la queue pour une demande de ce type. Je file donc lui chercher son papier au pas de course pour recharger l'imprimante, qui, de joie, se met à débiter une liasse considérable d'offres d'emploi qui viennent nous noyer les pieds. Il s'excuse mille fois devant le monticule de papier. 

J'en oublie complètement la file d'attente 
et frise carrément l'excès de zèle en m'inquiétant 
du bon déroulement de sa recherche. 

Je sais pourtant que je n'ai pas de temps pour ce genre de préoccupations contre-productives. Mais, il se trouve justement que mon demandeur de l'année se bagarre pour comprendre le principe de la télé-candidature, et que je ressens un irrépressible besoin de lui rendre la politesse. Je lui expose donc dans les grandes lignes les mystères de la télé-candidature. Et le regarde, effarée, prendre en note ce que je lui raconte sur un petit calepin bleu.
La file d'attente, à ma grande surprise, ne manifeste pas une allégresse bienheureuse devant cet adorable tableau. Et je suis contrainte de retourner à mon poste. Lui conseillant de ne pas hésiter à m'interrompre en cas de problème. Lui précisant de ne pas refaire la queue. Il ne tarde pas à s'emmêler les pinceaux sur le site internet. Je me retrouve donc avec mon demandeur en or debout à ma droite, derrière mon pupitre, profitant de chaque ralentissement du flux pour compléter sa télé-candidature, me remerciant chaudement à chaque fois, et détournant autant qu'il le peut les yeux lorsque je consulte le dossier d'un autre demandeur.
En théorie, ce cas de figure ne devrait jamais se présenter. L'accueil devrait toujours être tenu par deux agents, l'un se chargeant de traiter les questions et demandes diverses de la file d'attente, l'autre patrouillant entre les ordinateurs pour voler au secours des bras cassés de l'informatique. C'est ce qu'indiquent les descriptifs de poste et la charte qualité. Mais, il semble malheureusement que le fonctionnement de Pôle Emploi repose avant tout sur la sainte maxime spécialement inventée pour l'occasion : quand on peut le faire à deux, on peut le faire tout seul. Le sous-effectif est la règle. Et pas question d'avoir deux salaires pour la peine.
Toutes les agences ne fonctionnent pas pour autant sur le même modèle. Il en existe où tout un escadron d'agents se charge de l'accueil, de la Zone de Libre Accès et du Service Immédiat. Pourtant, Pôle Emploi a beau essayer de normaliser tout cela, à grand coup de charte qualité et de descriptif métier, la débrouille reste le seul moyen de faire tourner la machine. Ici, les conseillers se sont battus bec et ongles pour conserver le SI, le Service Immédiat, qui reçoit les demandeurs se présentant sans rendez-vous avec un problème complexe. Afin de ne pas les renvoyer sur le 3949 où sur leur prochain entretien de suivi mensuel. En contrepartie, nous avons du renoncer à positionner un second agent à l'accueil. Dans l'univers fantastique du sous-effectif, tout se paye. 

En l'occurrence, 
ce sont les conseillers qui paient le maintien 
d'un service aux demandeurs.

Remplir cette fichue télé-candidature est pour le moins laborieux. Il faut tout rédiger : la motivation, la formation, l'expérience, les compétences diverses. J'apprends que mon demandeur est d’origine polonaise, et qu'il possède tout un catalogue de diplômes et d’expériences : licence d’économie, de droit, champion européen de tennis de table, chef d’entreprise, chauffeur de maître, responsable de village de vacances, il parle parfaitement le russe, le polonais, l’anglais, l’allemand et le français. Il revient de Russie où il dit avoir passé les cinq dernières années, retiré au fin fond de la taïga, en pleine Sibérie, sur les rives du lac Baïkal, à quelques kilomètres de la tentaculaire cité industrielle d'Irkoutsk. Mes neurones sautent au plafond.

Je connais ce paysage. 
Je l'ai rêvé mille fois, 
le nez plongé dans des atlas immenses. 

Le Transsibérien, ce train mythique dans lequel j'ai tant de fois imaginé embarquer, court le long du lac Baïkal et marque l'arrêt à Irkoutsk avant de pénétrer dans les terres mongoles. Il me regarde avec un grand sourire approbateur. Il est monté à bord du Transsibérien, il a vu l'immensité transparente du lac Baïkal, il connaît l'odeur du smog sur la vallée d'Angaran, les petites maisons de bois d'Irkoutsk qui s'enfoncent dans le sol jusqu'aux fenêtres, le tramway d'un autre siècle qui s'arrête au petit bonheur la chance en plein milieu des carrefours, et les clochers à bulbes étincelants de l'Église du Sauveur.
À dix-sept heure, je ferme l'agence et raccompagne chaleureusement Monsieur Zaranovitch. Il est resté tout l'après-midi. Entre mon pupitre et son ordinateur. Il a réussi à envoyer sa télé-candidature. J'ai appris que vivait, sur les îles du lac Baïkal et nulle part ailleurs, le seul et unique phoque d'eau douce au monde. Le nerpa, animal d'un naturel très curieux se laissant facilement approcher en bateau. Pour un peu, nous aurions bu le thé. Dans la pénombre des volets clos, pendant que je verrouille mon casier, l'accueil prend silencieusement des airs de gare soviétique.

[...]

3 commentaires:

  1. ce texte est merveilleux d'humanité, de finesse et de justesse
    j'espère que l'ovrage complet tient ses si réjouissantes promesses
    nous avons affaire à une véritable écrivaine
    Un amoureux de la littérature

    RépondreSupprimer
  2. Je viens de lire les quelques extraits diffusés par le Monde. C'est effectivement criant de vérité.
    J'aime particulièrement la finesse et la pudeur du style. J'ai hâte de lire la suite ...

    RépondreSupprimer
  3. ce que je retiens de honteux dans ce livre c'est que le siège de pôle emploi ai propulsé une jeune femme non préparée psychologiquement dans la meute aux loups!!!! c'est scandaleux. Je ne dis pas qu'elle n'aurait pas eu les capacités de gérer les bénéficiaires, mais plus tard, après avoir bourlingué un peu plus professionnellement et avoir appris à mettre de la distance affective entre ce qu'elle voit, ce qu'on lui dit a elle et ce qu'on dit au conseiller de pôle emploi qu'elle représente, on la sent totalement désemparée à son arrivée dans l'agence, face aux discours de personnes aigries par la situation plus que par son manque de qualification, il faut bien le dire!!!dans son discours aux bénéficiaires, le siège ne la forme même pas un minimum sur les techniques de communication, de relation a la personne, certes elle est en CDD et c'est la crise,mais enfin tout de même, un minimum aurait été plus judicieux de la part des recruteurs qui l'ont placé là. 6 mois c'est court et long à la fois, et une petite semaine de formation en interne n'aurait pas mangé de pain! quoiqu'il en soit, je trouve cette jeune femme courageuse d'avoir tenu tout le temps de son contrat et d'oser dénoncer cette misère humaine. mais mon conseil pour Marion serait de travailler sa résistance personnelle car même s'il semble qu'elle ai vécu déjà des évènements difficile précédemment, je pense que son bouclier personnel n'est pas encore assez robuste pour endosser de telles difficultés. je lui souhaite en tout cas bonne continuation et surtout de garder espoir au travers de ses démarches, je crois que notre jeunesse française a du coeur à l'ouvrage dès lors qu'on l'y prépare convenablement. Bonne Chance Marion! Amicalement.

    RépondreSupprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.