lundi 30 août 2010

Extrait : Premières pages

Le métro, deux changements, la dernière station de la ligne, marcher le long de la grande route, trois commerces désaffectés, un immeuble à démolir, une station-service, un ivrogne qui tente de m'agripper, un fleuriste spécialisé dans les compositions funéraires, un grand immeuble sale, un porche en béton, et un autocollant Anpe détrempé.
J'entre. Une lumière jaune étouffante et des cris. Une grosse femme, énorme, engoncée dans un manteau en plastique noir trop petit, fait de grands moulinets avec ses bras. Sa figure rouge aboie des insultes à toute l'assistance. Elle ne veut pas s'en aller. Elle veut faire ses photocopies. Les agents de l'Anpe ne sont que des imbéciles, et elle veut qu'ils le sachent. Elle braille et se démène, attrape le poignet d'une jeune femme qui lui demande de sortir.

Elle hurle. On lui hurle dessus. 
Allez-vous en ! Ça suffit !

Je reste figée au milieu de la pièce. C'est mon premier jour. Je viens de passer la matinée à regarder les aiguilles de la pendule tourner au siège des ressources humaines de Pôle Emploi. Et me voilà, dans mes nouveaux bureaux, dans la banlieue sud de Paris, plantée entre une folle hurlante, deux ou trois badauds et mes collègues furibonds, avec, sur le dos, un tailleur pantalon de viscose noire beaucoup trop chic.
L'espace d'un instant. Quelques secondes à peine. J'hésite. Si je m'enfuis. Maintenant. Personne ne le saura. Personne ne m'en voudra.
Mais, on me demande déjà qui je suis. Et l’on tombe des nues d'apprendre qu'il y a une nouvelle recrue. Personne n'est au courant, pas même la directrice adjointe. Je débarque donc, comme un cheveu sur la soupe, entre une rixe et l'indisponibilité de mes collègues. Marine prend l'initiative. Petite, rousse, jeune, jean délavé et  tee-shirt bleu ciel trop grand. Elle me fait signe de la suivre et je pénètre la partie « privée » de l'agence. Même lumière jaune.
Bureau après bureau, elle me présente. Sourires gênés. Regards en coin. « La pauvre, elle est arrivée en plein milieu du clash à l'accueil. » Une espèce de grande brune irascible se plante en face de moi. Me barrant le passage. Mains sur les hanches. « Alors ? C'est quoi ton parcours ? Tu as déjà bossé en agence ? Comment ça ? Tu n'as aucune expérience ? Voilà, ce qu'ils nous envoient ! Et, tu sais que tu es mieux payée ? Nous, on a passé un concours ! » La douche froide. Elle me récite son discours syndicaliste. Je ne suis pas de la direction. Elle s'en moque. La petite rousse tente de la calmer. Rien n'y fait.

Toute son amertume 
et sa frustration se déversent. 
Sur moi. 

Un flot de méchanceté, ponctué de deux ou trois « mais, ce n'est pas ta faute ». Avec mon grand sourire collé sur ma figure, je me dis que je savais à quoi m'attendre. Le travail, ce n'est pas une sinécure. Et devenir conseillère à l'emploi, en plein milieu de l'explosive fusion Assedic/Anpe et de la crise financière, n'était pas le pari le plus aisé. La grande brune n'en finit pas de me remplir les oreilles de son dégoût. Elle se prénomme Estelle. Elle porte un pantalon kaki mal coupé et un débardeur crème qui lui brouille le teint. Ses cheveux mous tombent sur ses yeux et elle est obligée de les plaquer sur le côté entre chaque phrase pour ne pas les manger. Elle pourrait être jolie, silhouette mince et traits réguliers. Mais ses épaules sont voûtées et son visage, trop allongé, donne l'impression de dégouliner. Comme elle a manifestement un besoin irrépressible de se purger, je fais bravement semblant de l'écouter. J'arrive même à placer un « Ce n’est pas faux. » qui m'offre le soulagement d'un petit fou rire intérieur. À la guerre comme à la guerre !
Je n'ai pas le temps de faire connaissance avec le reste de l'équipe. Entretien avec la directrice adjointe. La cinquantaine, petite, brune, potelée et souriante. Avec ses lunettes et son pull de grand-mère, elle pourrait tout aussi bien être institutrice, secrétaire de direction ou assistante sociale, mais forcément estampillée service public. Elle a ce petit goût de fonctionnaire. Poussière et savon au citron. Elle n'a pas mon CV et je lui explique mon parcours. Sept postes sont vacants dans l'agence, alors, même si j'avais été vendeuse spécialisée dans les poissons exotiques, elle aurait été contente. Elle me trace le cadre administratif de mon poste : le pointage sur fichier Excel, les RTT, les tickets restaurant, et tout un tas de précisions parfaitement ennuyeuses mais ô combien essentielles. Comment ça ? Prise de poste à huit heure quarante-cinq ? Je vais être en retard tous les matins, ça commence vraiment bien.
Elle me prend un rendez-vous pour la visite médicale. Avec tous les CDD que j'enchaîne, en bonne moins de vingt-cinq ans à situation professionnelle flexible, cela doit bien être ma troisième visite annuelle de l'année. C'est alors qu'il se produit une sorte de dysfonctionnement. Geneviève est là, assise devant son ordinateur. Face à Outlook. Avec le mail pour la visite. Et, je me rends compte qu'elle ne sait pas mettre un destinataire en copie. Elle hésite. Elle doute. Elle s'embourbe. Poliment, j'apprends à ma supérieure la manœuvre, il est vrai si complexe, qui permet de mettre le directeur de l'agence en copie dudit mail. Un grand vide s'ouvre devant moi, et je n'ai d'ailleurs toujours pas compris comment elle avait pu survivre jusqu'ici sans savoir se servir de sa messagerie.
Enfin, elle tente de me dessiner l'organisation de l'agence. Elle me perd dans sa jungle de sigles et se rend bien compte que je ne comprends rien ni à la PST, ni à la ZTT, ni au PPAE. Je ne suis pas du métier. Je ressors de son bureau avec mes neurones dans un petit seau. Tous mélangés. Dans le couloir, je jette un coup d'œil au planning : SI, AA, SMPS, etc.

Mon premier défi : 
apprendre à parler Pôle Emploi.

J'ai droit à un joli casier. Mais pas à un bureau. D'ailleurs, personne n'en a. Ici, les conseillers sont volants. Rien à voir avec Superman. Les bureaux sont affectés à une fonction et non à un fonctionnaire. Il y a les bureaux d'entretien, les bureaux de base arrière, les bureaux administratifs, etc. Chaque agent se déplace de pièce en pièce. Une pile de dossiers sous le bras. La tasse à café coincée entre le menton et l'épaule. En baladant son « chien ». Rien à voir avec la brigade canine. Mes collègues se promènent en tirant un casier à roulettes. Au début, j'ai cru que l'on déménageait. Ce petit bloc tiroir, qui contient le kit de survie : une agrafeuse et des agrafes, quelques stylos, un bloc Post-it, deux kilos de dossiers et trois de documentation, a hérité du surnom un brin affectueux et cordialement ironique de « chien ».
Pas question de me voir remettre ce privilège à roulettes pour le moment. En tant que débutante, je vais être cantonnée à l'AA. L'accueil actif. En première ligne. Dans la zone de libre accès. Là où la grosse femme hurlait des horreurs. Il paraît que c'est le meilleur endroit pour apprendre. Vivement demain !
[...]

2 commentaires:

  1. Je travaille depuis 3 ans au pole emploi et j'aurai aimé avoir ta plume pour écrire tout celà ... ça m'aurait peut-être permis d'économiser des séances de médecins.
    Merci de l'avoir écrit,

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  2. Vite que je me procure ce bouquin ! je bosse à Pôle Emploi depuis 2 mois, un CUI, j'imagine que vous aviez le même mais sous une autre appellation ? ça n'a pas changé depuis...

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